"Elena ne le sait pas, elle est une proie. Et je suis un rapace.
Un rapace ni méchant ni goulu, qui pioche doucement dans le quotidien d'Elena, qui fouille pour lui arracher les morceaux les plus humbles, les plus savoureux : ses malheurs. Car Elena n'a pas seulement le don d'attirer les infortunes sur elle, sur son entourage, elle sait les raconter avec de petites touches qui font le succès de mon œuvre."
J'ai découvert ce livre grâce au très joli blog Fabula Bovarya (clic !) et je crois bien que je l'ai aimé avant même de l'avoir entre les mains ! J'aime les titres qui sont des morceaux de phrases, comme des bouts de discours suspendus et donc mystérieux. J'aime les sculptures en acier et cet Homme aux valises de Gilles Blanchard qui illustre la couverture est très beau. J'aime les nouvelles qui élaborent tout un monde en quelques mots et j'ai eu le plaisir de découvrir que Georges Flipo détient cet art. J'aime les livres qui voyagent, se partagent. Aussi n'ai-je guère hésité quand Alwenn m'a proposé d'écrire à Georges Flipo pour que son recueil de nouvelles fasse une étape chez moi, même si je suis toujours assez impressionnée d'écrire à un écrivain et que j'ai mis trois jours avant de le faire !
Le temps que le livre arrive, j'ai parcouru le blog de Georges Flipo (clic !), un peu anxieuse je dois dire car je ne voulais pas trop en savoir sur les nouvelles que je m'apprêtais à lire. En fait, j'ai surtout découvert un homme à la plume malicieuse, parfois caustique, prompt à l'auto-dérision et de ce fait je me suis attendue à lire des récits plutôt humoristiques.
Quand il est arrivé, je n'ai pas ouvert le livre à la première page mais à la dernière. En effet, l'un de mes plaisirs lorsque je tiens un recueil entre mes mains, c'est de me rendre d'abord à la table des matières pour y découvrir les titres, me laisser aller à imaginer où chacun d'eux me mènera puis choisir quel récit sera ma première escale. Je suis ainsi entrée dans Qui comme Ulysse par "Un éléphant de Pataya". J'ai alors compris que le ton serait bien plus sombre que sur le blog de l'auteur. En circuit organisé en Thaïlande, Bruno vit un double voyage : voyage vers l'Autre, qu'il soit le Thaïlandais aux coutumes déconcertantes ou le compagnon de voyage, si semblable et pourtant si étranger ; voyage en lui-même qu'il ne reconnaît pas toujours. Le récit s'interroge sur la moralité de l'Occidental confronté à une culture à mille lieues de la sienne ainsi que sur la difficulté à affirmer (et à assumer) sa différence ; la manière dont le piège de l'incompréhension se referme sur Bruno fait frémir.
J'ai ensuite entrepris mon propre voyage, parcourant le recueil en zigzag. Plus je lisais, plus j'étais séduite. J'ai beaucoup aimé que ces nouvelles abordent des thèmes crus comme le tourisme sexuel ("Un éléphant de Pataya"), la maladie et la mort d'un enfant ("l'île Sainte-Absence"), le regard des Occidentaux sur la misère du Tiers-Monde ("Nocturne" et "Un éléphant de Pattaya"), la souffrance insoupçonnée des puissants ("La Marche dans le désert"), la honte de soi qui conduit aux faux semblants ("Confiteria Ideal"), autant de sujets assez rares, traités ici sans misérabilisme aucun mais avec un habile équilibre entre désarroi et dérision.
J'ai également aimé la variété des registres : poétique ("L'Île Sainte-Absence"), tragi-comique ("La Marche dans le désert"), étrange ("Le Voyage vers le frère"), violent ("Et à l'heure de notre mort"), coquin ("l'Incartade"), sombre ("L'Indifférent") ... Alors que je m'étais attendue à des nouvelles humoristiques ce sont finalement les rares qui le sont ("l'Incartade", "Qui comme Ulysse" dans une moindre mesure) qui m'ont le moins touchée, à l'exception de "La Route de la soie" qui m'a beaucoup plu. Ce dernier récit m'a d'ailleurs interpellée car son protagoniste est un faux voyageur ... tout comme les nouvelles de ce recueil, même si elles se passent chacune dans un pays différent, ne traitent pas vraiment de voyage au sens où on l'entend habituellement. En effet, il s'agit davantage du voyage de la vie, du périple d'âmes solitaires vers les Autres toujours trop difficiles à atteindre, que d'escapades touristiques.
Deux nouvelles, "Qui comme Ulysse" et "Rapace", abordent le thème de l'écriture, plus précisément de la difficulté à écrire, et c'est sans doute dans ces récits-là que j'ai le plus retrouvé le ton ironique du blog de l'auteur. Dans les deux cas, l'écrivain s'en tire avec une pirouette, qui masque à peine l'angoisse et la solitude face à la page blanche.
J'ai été émue par ces héros, ou plutôt anti-héros, qui, faute de parvenir à atteindre l'Autre, à se faire comprendre et donc connaître de l'Autre, entament un (parfois ultime) voyage intérieur, en eux-mêmes, et se trouvent presque surpris de l'âme qu'ils se découvrent.
Merci à Alwenn de m'avoir permis d'entrer en contact avec Georges Flipo ; merci Monsieur Flipo de m'avoir fait partager cette jolie expérience de livre voyageur et, surtout surtout, de m'avoir fait éprouver tant d'émotion à la lecture de votre recueil.