"Il ne voulait pas se redresser ; il se redressa et s'assit. (...) Il posa les pieds sur les dalles, et, très doucement, se leva. D'instinct, il retenait son souffle. Il ne voulait pas l'effrayer ; il ne voulait pas qu'elle sût qu'il écoutait. Il craignait qu'elle prît la fuite, et davantage qu'elle restât. Le plancher, de l'autre côté du seuil, craquait un peu sous deux pieds nus. Il s'approcha de la porte, sans bruit, avec de nombreux temps d'arrêt, et finit par s'appuyer au battant. Il sentit qu'elle s'y appuyait aussi ; le tremblement de leurs deux corps se communiquait aux boiseries."
Pour ma deuxième participation au défi organisé par Marie L, j'ai choisi un court roman d'un immense auteur (à vous je peux le confesser : la Mini Rikiki a failli s'appeler Marguerite, en hommage à ...) : Anna, soror ... a été composé en 1925 par Marguerite pas encore Yourcenar, 22 ans, à l'occasion d'un séjour à Naples. L'œuvre a été quelque peu remaniée par l'auteur ensuite et l'édition Folio propose une passionnante postface dans laquelle elle parle de la composition de ce récit.
Anna et Miguel sont frère et sœur. Leur père, Don Alvare, est gouverneur espagnol à Naples occupée : cette délicate position, en pleine Inquisition, à la fin du XVIè siècle, leur impose une vie de reclus dans le fort saint-Elme qu'ils habitent. Leur mère, Donna Valentine, est une femme douce mais austère qui nourrit ses enfants de Cicéron et de Sénèque. Lorsqu'elle meurt soudain, ils sont à la fin de l'adolescence et ils prennent peu à peu conscience que l'amour qui les unit n'est pas que fraternel. Ils vont alors lutter contre leurs pulsions tout autant qu'ils vont refuser d'y renoncer totalement, préférant renoncer à la vie et au bonheur plutôt qu'à leur passion.
Je pense qu'il faut avoir déjà lu et aimé d'autres œuvres de Marguerite Yourcenar pour savourer pleinement celle-ci. En effet, le style peut en sembler froid alors qu'en réalité il est léger, presqu'éthéré. La concrétisation de l'amour entre Anna et Miguel n'est jamais vraiment formulée ; leurs parents eux-mêmes l'abordent de manière si sibylline qu'Anna ni Miguel n'est sûr(e) d'avoir bien compris s'ils savent ou pas ; en outre, l'essentiel du récit se concentre sur l'avant et sur l'après. C'est donc, en un sens, à l'écriture d'un silence que s'est livrée Yourcenar, ce qui explique ce style si épuré qui écrit l'indicible.
Anna, soror ... est une tragédie : on assiste à la montée inéluctable du désir jusqu'à la transgression, inévitable et irréversible. Le poids de la religion, la pression familiale, le statut social enferment les personnages dans une coupable, voire mortelle, solitude.
Anna, soror ... tient aussi du conte car, peu avant la mort de Donna Valentine et l'acceptation par Anna et Miguel du caractère incestueux de leur amour, ce dernier est mordu par une vipère et rencontre une charmeuse de serpents qui tient plus du merveilleux que de la réalité, comme s'il avait été ensorcelé.
Anna, soror ... est enfin la chronique d'une période complexe de l'histoire européenne.
C'est donc un roman bref mais fort, difficilement classable, une histoire d'amour à la vie à la mort vieille comme le monde, peut-être, mais rare par tant d'émotion puissante alors qu'à peine esquissée, par tant de douleur âpre, par tant de violence intérieure.
Dire que j'avais ce livre depuis des années sans l'avoir ouvert !
Le roman tragique d'un amour interdit
6 commentaires:
C'est clair que Yourcenar a un style bien à elle ... je ne connaissais pas ce titre-là.
J'ai commencé "Les Mémoires d'Hadrien" de M. Yourcenar au lycée, mais je n'ai pas réussi à les terminer. Sans doute étais-je trop jeune pour apprécier ce texte.
Il faudra que je tente un autre essai un de ces jours...
Ca veut dire que si je n'ai pas vraiment aimé les bouquins de M.Y. que j'ai lus jusqu'à présent, je n'aimerai pas celui-là???
A voir...
je ne sais pas si j'ai envie d'aller lire cet auteur pour le moment, je connais très peu en fait.
@ Leil : oui, c'est ce que j'aime chez elle !
@ Christine : "Les Mémoires d'Hadrien" est le livre de Yourcenar que je préfère, c'est vraiment le seul que j'ai lu et relu mais il est vrai que j'ai mis du temps à l'apprécier.
@ MarieL : tout dépend des raisons pour lesquelles tu n'as pas aimé ses livres mais c'est vrai que moi qui suis toute conquise d'avance, j'ai trouvé ce livre-ci plus âpre.
@ Dolly : si tu souhaites la découvrir, commence par ses Nouvelles Orientales, c'est je crois le plus accessible.
Je suis en train de le lire et j'avoue que c'est avec un immense plaisir, mais j'avoue aussi que je suis fan de Marguerite.
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